Les déambulations urbaines de Talking Hands : un nouveau « partage du sensible »
En 2016, naissait, à Trévise, Talking Hands, laboratoire de design et d’innovation sociale visant à encourager l’inclusion de réfugiés à travers la création et la réalisation de projets artistiques, à l’échelle individuelle mais aussi collective. Depuis le début de l’aventure et jusqu’à la fin de l’année 2018, les membres du groupe – provenant, pour la plupart, d’Afrique subsaharienne – ont ainsi été à l’origine de l’organisation, de manière spontanée, de plus d’une quinzaine de déambulations urbaines. Située pour une majeure partie d’entre elles dans la région de Vénétie, elles constituent autant de gestes de résistance que de manières d’investir le territoire. Aux manifestations de rue classiques, telles les protestations pour la défense des droits des réfugiés , font écho les marches blanches en hommage aux défunts liés aux périples ou aux vécus des politiques migratoires , ou encore les « livraisons à domiciles » qui permet l’acheminement d’objets confectionnés, et ce uniquement par la force des bras et des jambes. Parfois, les actions se muent en véritable performance. Ainsi, le 17 juillet 2018, à l’occasion de leur dernier rassemblement, les réfugiés ont formé un immense cortège funèbre où dominait, en tête, un cercueil réalisé et porté par leurs soins . Un geste fort, choc, étroitement imbriqué à leurs expériences personnelles de la migration et invitant à mener une réflexion sur le deuil et les rites funéraires existants à travers le monde.
Les déambulations urbaines : une « quête de visibilité »
« Le corps en mouvement dans l’espace urbain n’est pas seulement celui des jambes mais surtout celui des yeux et de l’esprit » rapporte Giampaolo Nuvaloti, professeur en sociologie de l’environnement et du territoire à l’Université de Milan Bicocca. Cette réflexion, qui témoigne de la prévalence du registre du visuel dans l’action même de marcher s’avère tout à fait primordiale dès lors qu’on la met en perspective avec la définition de l’observateur formulée par Johnathan Crary. Pour lui, il s’agit, « avant tout d’une personne qui voit dans le cadre d’un ensemble prédéterminé de possibilités, une personne qui s’inscrit dans un système de conventions et de limitations ». Or, à l’instar d’autres minorités dans le cours de l’histoire, les réfugiés sont aujourd’hui exclus – au moins partiellement - de l’espace public. Leur lieu de vie, leur possibilité même de circulation se limitent à des aires géographiques restreintes. A Trévise, par exemple, celle-ci va des abords de la gare à la caserne où ils résident . En dehors de ce périmètre, les contrôles de police se font plus fréquents, instillant un climat de peur défavorable aux sorties et découvertes . Aussi, cette question de l’inégalité d’accès au territoire, des limites physiques, visuelles et symboliques, des espaces-frontières constitue-t-elle, dès l’origine, un enjeu central des manifestations urbaines. Celles-ci permettent en effet d’étendre le territoire investi en annihilant, durant un temps au moins les restrictions spatiales.« Lors des promenades dans le quartier, nous sondons l’espace “avec nos yeux” » confie d’ailleurs Fabrizio Urettini, directeur artistique de Talking Hands. Dans le cas des « livraisons à domicile », les meubles et objets colorés portés à même le dos servent en quelque sorte de « passeports temporaires » efficaces pour déjouer les interdictions et la surveillance policière . La situation exceptionnelle que revêt le déplacement simultané de 20 à 30 personnes, couplée à l’image de l’ « honnête travailleur » portant des marchandises qu’il a lui-même confectionnés, n’est sans doute pas étrangère à cet état de fait. Cette [re]conquête de l’espace s’affirme comme le corollaire d’une « lutte pour la reconnaissance » (Honneth) voire de l’existence au sein même du corps social. L’organisation du premier rassemblement du groupe, en date du 29 septembre 2016, coïncide d’ailleurs avec la première apparition remarquée des réfugiés dans l’espace de la cité. A cette occasion, le cortège avait déambulé dans les rues du centre-ville avant de stationner un long moment sur une des places névralgiques de l’agora : la Piazza dei Signori, située devant la préfecture – en charge, rappelons-le de délivrer les précieuses autorisations de séjour –. Cette action, véritable tour de force à l’origine même de la création officielle, quelques semaines plus tard de Talking Hands, matérialise autant qu’elle ancre la présence des réfugiés dans l’espace urbain, politique et médiatique. Elle témoigne d’une quête de visibilité qui répond à l’anonymat ressenti, individuellement et collectivement par les exilés : « Contrairement aux migrations précédentes, de nature différente, les exilés d’aujourd’hui, les migrants – à prononcer d’un seul souffle, les-migrants, quasiment en homophonie avec l’émigrant –, sont perçus comme un bloc, ce qui efface chez les arrivants toute subjectivité et toute individualité » note Alexis Nuselovici. Pour Maxime Boidy, maître de conférences en études visuelles à l’Université Paris-Est, « l’histoire démontre [bien] le caractère indissociable des luttes de visibilité et des stratégies d’opacité dans la révolte » : « si un malaise hante nos sociétés, précise-t-il, c’est davantage un “malaise dans la visibilité” palpable par la multiplication des usages savants, militants et ordinaires de ce terme ». Dans ses travaux, il s’est ainsi attaché à montrer comment certaines pratiques politiques récentes - tel le mouvement des Gilet Jaunes en France - incarnent une lutte de représentation pour apparaître non seulement « optiquement mais aussi politiquement aux yeux de l’Etat ». A cet effet, le gilet offre « à celles et ceux qui l’ont revêtu [la possibilité] d’opérer un renversement symbolique complet ». Ces pistes de réflexion apparaissent d’autant plus pertinentes pour analyser les actions de Talking Hands que les réfugiés se sont eux-aussi attelés à un projet visant à la réappropriation du gilet jaune de sécurité. Entre leurs mains, il est ainsi devenu, un accessoire de mode réversible orné de wax (projet « Alta Visibilita »). Fabrizio Urettini explique : « Cet objet neutre et fonctionnel à l’origine joue désormais un rôle important en tant qu’“indicateur de visibilité”. Modifié de cette manière, il questionne notre perception de ce groupe d’individu [les réfugiés] que la société a tendance – le plus souvent volontairement – à ne pas voir »
De la « contre-visualité militante » au droit de regard
Les différentes formes de luttes menée par Talking Hands pourraient s’apparenter à ce que Nicolas Mirzoeff nomme de la « contre-visualité militante », « la performance étant ce qui rend ce droit visible ». S’appuyant sur l’analyse de l’ouvrage de Derrida, Droits de regards (1985), ce professeur de média, culture et communication à l’université de New-York en appelle, à partir de cette contre-visualité, à l’affirmation « d’un droit de regard » qui ne « consiste[rait] pas à revendiquer l’autorité mais l’autonomie » : « la contre-visualité militante. On visualise un autre monde, on travaille à le créer. On cherche l’autonomie du droit de regard, on veut échapper à la visualité des grands hommes. En un mot, un nouveau partage du sensible doit avoir lieu, qu’il faut non pas décrire ou analyser mais faire ». Parmi les exemples cités par l’auteur pour illustrer son propos, figurent le célèbre geste de Rosa Parks à Montgomery en 1955, l’occupation de la place Place Tahrir au Caire en 2011, de la place Puerta del Sol à Madrid (2011) ou encore du parc Zuccotti à New-York (2011). Cette nouvelle voie, qu’il appelle de ses vœux, si elle entend reconfigurer l’espace commun, engage également, une réflexion sur les asymétries de représentation et de pouvoir qui s’exercent dans la vie sociale et politique. D’ailleurs, les initiatives collectives évoquées, reposent toutes sur un fonctionnement similaire à celui qu’observe la communauté Talking Hands depuis son origine : existence d’un groupe autonome, autogéré, où priment l’horizontalité des rapports et l’échange sensible entre acteurs aux expériences et itinéraires différents.
A de nombreuses reprises, le philosophe Oskar Negt, figure majeure de la théorie critique de Francfort et auteur de l’Espace public oppositionnel a lui aussi témoigné du « rôle-clef qu’[il] attribue à l’espace public dans la production d’une conscience de notre temps » : c’« est l’un des éléments décisifs de la résistance et de la formulation d’alternatives ». Non pas tant pour le défilé récurrent de manifestants lors des protestations à caractère politique mais plutôt parce qu’il porte en germe un potentiel d’émancipation du collectif, dès lors que les « pratiques oppositionnels » dont il est le théâtre s’accompagnent de discussions, de débats et d’échanges, d’une « ébauche de processus créatif » selon ses propres termes. Un principe [que l’on retrouve] au cœur même de l’activité [des ambitions] de Talking Hands.
Talking Hand et l’« état de rencontre »
« Dès le début, nous avons essayé de créer des situations, des configurations qui permettent aux gens de discuter avec nous et d’utiliser les objets que nous confectionnons. Et les personnes viennent vraiment nous parler, arrêtent même leur voiture pour échanger (lors des livraisons à domicile, par exemple). Pareil lors de rencontres dans des lieux plus fixes lorsque nous mettons à disposition nos créations » confie Fabrizio Urettini. Cette dynamique est particulièrement à l’œuvre avec la série des Refugiati, collection de petites architectures domestiques à forte connotation graphique. Créée en collaboration avec le designer Matteo Zorzenoni, les matériaux recyclés qui les composent sont rehaussés de textures et de motifs évoquant les différents pays dont les réfugiés sont originaires. Le mobilier, qui peut être agencé de façon à créer de vastes espaces de jeux, est destiné en premier lieu aux enfants. Ces derniers s’approprient d’ailleurs facilement le dispositif, comme en témoignent leurs réactions lors des différentes déambulations urbaines ou festivals en plein air. Au-delà de l’expérience ludique et sensorielle se noue également un dialogue spontané entre les jeunes utilisateurs, leurs parents et les réfugiés. Cet échange permet « d’entrer en contact avec des personnes qui n’auraient pas forcément adhéré au projet de prime abord », de communiquer avec elles afin «de faciliter la compréhension mutuelle » mais aussi d’étendre le processus même de conception. Le procédé n’est pas sans évoquer l’ « esthétique relationnelle » théorisée par Nicolas Bourriaud dans son manifeste paru en 1998 . Dans cet essai, le critique d’art défendait l’idée selon laquelle une grande partie de la production artistique depuis le début des années 1990 tendait vers une esthétique de la rencontre, de l’interhumain, de la proximité, de l’interactivité. Cette vision renverse le champ paradigmatique de l’art, intrinsèquement dévolu, historiquement, au domaine de la représentation.
Dans le cas de Talking Hands l’ « état de rencontre » s’adosse en outre à un processus d’ « hybridité culturelle » (Homi Bhabha), de métissage qui s’affirme tant au stade de la conception (par la collaboration entre des designers italiens et des réfugiés d’origines africaines) qu’au moment de la réalisation mais aussi de la diffusion de l’objet. A cet égard, le témoignage de Kebba Sillah, réfugié gambien et acteur à part entière de Talking Hands depuis le début, s’avère tout à fait éloquent : « Pour nous, il n’y a pas de problème de langue, ni de religion. Nous venons de pays différents mais nous pouvons communiquer sans problème. Nous travaillons tous avec une direction commune, c’est facile ».
Ainsi, les déambulations urbaines de Talking Hands, si elles ne sont certes pas en mesure de renverser complètement l’ordre établi ni les inégalités structurelles qui s’y exercent, contribuent toutefois à engager une réflexion sur ces dernières et en particulier sur les rapports de visibilité et d’invisibilité à l’œuvre dans nos sociétés contemporaines. Elles ouvrent également la voie à la visualisation d’un « autre monde possible » en participant à la modification du regard porté sur les phénomènes migratoires. Ce changement est favorisé par l’échange dynamique entre les réfugiés et le public mais aussi par la mise en récit de leur vécu dans des œuvres conçues dans un champ élargi. C’est ce processus particulier qui permet aux exilés de se saisir de ce « tiers-espace » cher à Homi Bhabha. Véritable passage interstitiel, « [celui-ci] vient perturber les histoires qui le constituent et établit de nouvelles structures d’autorité, de nouvelles initiatives politiques, qui échappent au sens commun ».
Sabrina Dubbeld