Le studio « Vivant.es » envisage de « se réapproprier » la ville par le vivant et le vivant dans la ville depuis un point de vue éco-féministe. Nous avons pris le parti de proposer une série de rencontres aux étudiant.es, une phase de recherche sous le signe de « l’incubation » pour préparer le terrain et les actions de l’exposition. Un deuxième confinement a été l’occasion d’explorer de nouveaux formats pédagogiques, et de donner la parole à des artistes, curatrices, chercheuses, et designer.eu.ses. pour appréhender, leur travail sous l’angle du « care », leurs expériences incarnées et émotionnelles.
Nous avons eu le plaisir, d’accueillir Lucile Olympe Haute (artiste et enseignante-chercheuse) ; Carmen Bouyer ( artiste, éducatrice, designeuse) ; Serina Tarkhanian (designeuse) ; Lilianna Motta (artiste- botaniste ), le duo composé de l’anthropologue Marine Grand et de l’artiste Anaïs Tondeur, les curatrices et podcasteuses Anne Bourrassé et Hélène Aguilar, Aniara Rodado (artiste, chorégraphe, chercheuse ), Phénix Brossard (acteur) ; Kathleen Reilly (artiste, artisane, designeuse) et le designer industriel Arthur Donald Bouillé. Ces rencontres se sont déroulées par le biais d’entretiens, de présentations et sous la forme d’ateliers. Les conversations ouvertes au public, ont été rejointes et enrichies par Anna Bernagozzi (enseignante, curatrice, théoricienne) Henriette Waal (artiste, designeuse, enseignante), Ines Geoffroy (programmatrice d’exposition) et Eric Loret (journaliste et critique). Ce studio a été imaginé pour penser notre relation au vivant, envisagé comme partenaire de soin en ville.
Une question s’est alors dessinée : comment appréhender le vivant, de nouveau inaccessible ? Comment designer·euses et sorcières approchent la question du « care » et leurs relations au vivant.es ?
Nous avons mis place en ligne des rencontres particulièrement stimulantes. Une manière d’observer, d’appréhender le vivant sans avoir accès au terrain. Un espace privilégié, nous permettant pendant quelques semaines de rester en contact avec la scène culturelle. Des rencontres néanmoins à distance, un rapport distancié, relatif car aussi intime. Une intimité faisant écho à la dernière intervention des rencontres Vivant.es dédiée à la fiction, au sein de laquelle Arthur Donald Bouillé est intervenu. Dans « L’écume des jours » la relation au cancer du personnage de Boris Vian se joue par une métaphore au vivant, le nénuphar croît dans les poumons de Chloé à mesure que la maladie progresse. Arthur Donald Bouillé prolonge la métaphore de Vian avec « Expérience de penser », trois objets d’aide à l’accompagnement de patients atteints du cancer. Le premier objet de la collection accueille un échantillon tumoral, avec lequel l’usager est amené à interagir : cette relation se manifeste par une réponse lumineuse qui varie selon la voix du patient. En mettant la technologie au service du soin, Arthur Donald Bouillé questionne notre rapport à la maladie par le biais d’objets-intermédiaires établissant un cadre intime pour visualiser, matérialiser et percevoir le cancer. Pour Arthur Donald Bouillé « C’est un dialogue avec soi, avec l’autre qu’humain, l’objet est donc un réceptacle pour la parole de l’usager tout autant qu’il joue le rôle d'intermédiaire entre l’usager et l’incarnation de sa maladie ». S’il propose de nouvelles manières d’appréhender la pathologie, par le biais sensible et poétique, ces objets de nature ambigüe, se situent aussi à la frontière du design spéculatif et du design critique, dans la lignée de Dunne & Raby. Ces instruments sont aussi des moyens d’apporter une critique quant à l’aseptisation des appareils médicaux et de remettre en question l’approche du designer industriel et plus largement de la culture techno-scientifique occidentale.
Un constat à l’origine de la recherche de la designeuse canadienne Serina Tarkhanian, pour qui l’institution médicale, impose une relation passive et standardisée au patient, les seules voies d’appréhension de la médecine et des savoirs existant sous le contrôle de protocoles et de méthodes scientifiques. Son projet « Co-healing : an institutional reform for caring with » propose une expérience collective et participative de soin. The « Lung microbiota exchange tool » a pour objectif de permettre un échange réciproque et sécurisée entre les microbiomes des patients, où chacun·e peut devenir donneur.euse et receveur.euse. Son projet, est aussi un moyen pertinent pour repenser l’expérience du soin grâce à une approche du design social et relationnel, en privilégiant des matières et des couleurs chaudes renouant avec des formes et procédés artisanaux et ancestraux pour renouveler les codes d’une esthétique de laboratoire dépersonnalisée en vigueur dans les hôpitaux. Si le design semble être un moyen de remettre en question l’appareillage médical et scientifique occidental, la sorcellerie est aussi un lieu d’expérimentation pour proposer des alternatives médicinales.
Aniara Rodado, artiste, chorégraphe et chercheuse envisage le soin par des expériences collectives et performatives. Sur le terrain du bio-hacking et de la sorcellerie domestique, Aniara Rodado, met en place des expériences où se jouent des relations multi-spécifiques et pluri-sensorielles. Son engagement poétique, politique et incarné envisage la décolonisation des corps et des plantes, depuis un positionnement trans-féministe. En collaborant avec le collectif Gynepunk, elle oeuvre à rendre accessible des savoirs gynécologiques et pour l’autonomisation des corps féminins de l’industrie pharmaceutique. Dans le cadre de sa thèse de doctorat, par le réveil de connaissances Maya ancestrales des plantes, Aniara Rodado propose des alternatives aux soins gynécologiques, avec notamment la crème pour voler. La reconnaissance de savoirs alternatifs, non labellisés ou sorciers, permet de redéfinir nos alliances au vivant à travers des pratiques, et aussi des moyens d’expression plus égalitaires. L’héritage lexical des sciences modernes participe aussi à une mise à distance quant à la relation établie avec les autres espèces.
Dans cette dynamique, par les formats qu’elle propose (des outils numériques aux espaces performatifs), Lucile Haute renouvelle le lexique de la sorcellerie en mobilisant son contenu narratif et politique. Son Manifeste des cybersoricères et ses rituels néo-païen deviennent le support d’un activisme techno-féministe animiste.
Le travail de Lilianna Motta oeuvre également à faire évoluer les sciences du vivant vers un lexique plus inclusif. Liliana Motta, participe d’une écologie relationnelle en œuvrant pour la protection et la conservation des polygonomes, ces plantes rhizomiques mises à l'index par leur taxonomie , considérées comme « invasives » ou « mauvaises herbes ». Si nous devons être attentifs à faire évoluer les outils, instruments, et termes pour approcher le care et le vivant, « ce qui est salvateur c'est que dans les formes d’enquête, les sciences ont simultanément inventé des styles de savoirs qui sont d’un autre ordre : des savoirs qui restitue au vivant leur animation intrinsèque, des savoirs réanimant. C’est d’eux que nous avons besoin dans une culture du vivant : des savoirs qui se tressent aux autres dimensions de la sensibilité, de la pensée, et de la pratique ».
Les supports d’expression peuvent participer à une émancipation des vivant·es et redéfinir les hiérarchies associées. Le rituel, le manifeste ou la fiction sont autant à convoquer pour créer de nouvelles alliances. Des modes de survies collectifs et interspécifiques faisant écho au Chtulucène De Donna Haraway, philosophe des sciences et biologiste, un concept où le biologique, le technologique, humains, non-humains cohabitent grâce à de nouvelles associations.
Par la réappropriation des termes, des savoirs, des instruments, les designer·euses et sorcières peuvent contribuer au développement de pratiques plus inclusives et plus empathiques, dans le but de reconsidérer, retisser, nos relations au vivant et à la manière de penser et soigner les vivant·es. En devenant porte-parole de cette réappropriation, il·elle·s peuvent ainsi participer à modifier le lieu d’une déstruction, comme être modifié·es par cette réappropriation .
Référénces :
Boris Vian, L’écume des jours, le livre de poche, 1996.
Emilie Hache, Reclaim, recueil de textes écoféministes
choisis et présentés par Emilie Hache, Cambourakis, 2016.
Baptiste Morizot, Nouer culture des luttes et culture du vivant,
Socialter, hors-série n°9, 2021.
Starwhak, Rêver l’obscur : femmes, magie et politique, Cambourakis, 2015.
Donna Haraway, Staying with the Trouble :
Making Kin in the Chtulucene,
Duke University Press, Durham, North Carolina, 2016.
Anthony Dunne & Fiona Raby,
Design, Fiction, and Social Dreaming, The MIT Press
1- Baptiste Morizot, Nouer culture des luttes et culture du vivant, Socialter, hors-série n°9, 2021.